Nabokov
Difficulté ***
Profondeur ***
Originalité ****
Emotions ***
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Le roman le plus scandaleux de la BE (interdit à sa sortie en France) n’est pourtant pas le plus cru, car Roth et Burgess, plus contemporains, s’embarrasseront moins de finesse et de circonvolutions que Nabokov. « Lolita » fut le plus grand succès de cet auteur francophone d’origine russe, qui sera ensuite naturalisé américain. Le sujet sulfureux contribua grandement aux 50 millions de ventes, mais sa notoriété est méritée. Car, au même titre que ses illustres successeurs cités précédemment, ses qualités d’écrivain s’étendent bien au-delà de la provocation ou de la sensualité.
Le récit est effectué à la première personne, comme un témoignage vécu transmis depuis la prison. Ce choix moderne, qui dévoile en partie les événements futurs, assure un réalisme ambigu. Le lecteur est ainsi embarqué par cette narration personnelle dans une intimité fictive avec Humbert Humbert, qui aime les jeunes filles prépubères. Européen, littéraire, cynique, il expose une lucidité ironique et stylisée constitutrice de l’œuvre. Car la plume de Nabokov est la matière principale de « Lolita » : souvent poétique, parfois acide, largement ironique, elle rappelle Céline ou Miller, avec une lumière plus douce et, bizarrement, plus d’humanité.
La misanthropie du narrateur, raffinée et drolatique, réduit les autres personnages à des êtres médiocres, alors que sa propre perversion dépressive nuit à l’empathie qu’il pourrait générer. Même son grand amour n’est souvent que corps et silhouette et Dolorès (alias Lolita) est finalement assez irritante. Cette banalité générale devient bien morne quand Humbert commence à dépérir.
Aussi le rythme soutenu des deux premiers tiers du roman s’affaisse avec le moral de Humbert : sa dépression mine le récit qui se nourrissait de son humour mordant et de son autocritique acide.
Il nous emmène alors dans une errance pathétique et hallucinée qui se terminera dans une forme ironique de suicide. En effet, libéré de sa malédiction avec le départ de Lolita, il ne reste à Humbert qu’à en finir. Par chance, il trouve grâce à elle un autre pédophile, un double à sacrifier. Peu doué pour la violence, ce meurtre conduit à son incarcération. Il abandonne ainsi sa respectabilité, son âme et sa liberté pour épargner son corps, le vrai coupable de son malheur.
Le thème de la pédophilie est au cœur du livre, mais il faut en reconnaître la part imaginaire : Nabokov n’a pas étudié cette perversion et l’histoire qu’il en fait est largement fantasmée. Son objectif est avant tout de décrire en pleine littérature le naufrage d’un homme obsédé par un corps, hors du corpus social autorisé. Par conséquent une future censure sur « Lolita », en tant qu’œuvre taboue, n’aurait pas de sens : Humbert n’est pas vraiment un prédateur.
Bien sûr la relation est choquante, mais Dolorès est un personnage manipulateur, libéré et sulfureux, auquel son père adoptif succombe totalement. Humbert n’imaginait pas la relation possible avant que Dolorès n’en provoque la concrétisation, scellant leurs destins respectifs. Totalement dominé par elle, attentif à tous ses désirs, il sera quitté pour un autre pervers.
Cette œuvre surprenante, à la fois élégante et glauque, misanthrope et amoureuse, évoque parfois étrangement « Belle du seigneur » dans son récit d’une passion hors du monde et d’un couple déséquilibré. Elle mérite d’être lue car brillante, choquante et bien plus morale qu’il n’y parait.